1Bien avant la crise commencée en2007, de nombreux observateurs avaient pu souligner que les restructurations, entendues comme des changements majeurs dans l’organisation des firmes entraînant des suppressions d’emplois ou des risques de suppressions d’emplois, tendaient à devenir permanentes au sein du capitalisme moderne. Loin de constituer un événement isolé, frappant toutes les catégories d’entreprises y compris lesPME, elles sont perçues depuis les années1980-1990 comme une modalité récurrente de gestion (Carabelli, Tronti, 1999) s’appuyant sur un arsenal de pratiques (pour une vision d’ensemble récente, Beaujolin-Bellet, Schmidt, 2012), notamment au sein des grands groupes internationalisés. Certains observateurs et responsables de politique économique y voient la manifestation accentuée et permanente de la «destruction créatrice» propre au capitalisme, flux de changements auxquels il conviendrait de s’adapter dans le contexte de la «mondialisation» des marchés. Ces mutations, souvent brutales, font toutefois elles-mêmes l’objet d’interrogations et contestations récurrentes, d’abord en ce qui concerne leur légitimité (qui décide des suppressions d’emplois, et au nom de quelle logique?) et ensuite en ce qui concerne leur ampleur, leurs modalités et leurs conséquences. La crise a accentué ces tendances; en France comme en Europe et dans le reste du monde, la presse a pu, de plus en plus souvent, relayer les craintes et les résistances de collectifs de travailleurs confrontés à la suppression de leurs emplois.
2Les processus de restructurations s’avèrent complexes et diversifiés. La diversité des approches et le foisonnement des termes constituent deux des caractéristiques des analyses qui leur sont consacrées. En fait, elles renvoient à l’étude des transformations des organisations à trois niveaux: «la structure des organisations, (…) l’organisation du travail, (…) les relations d’emploi et leurs modes de gestion». Les restructurations ne sont donc pas réductibles aux suppressions d’emplois et désignent «des transformations des périmètres internes et externes des organisations» (Beaujolin Bellet, Schmidt, 2012). Elles concernent par conséquent l’emploi comme le travail, dans des organisations privées ou publiques, grandes ou petites.
3A s’en tenir aux pertes d’emplois, leur définition juridique au sens étroit, telle qu’elle est codifiée en France, correspond aux licenciements pour motif économique. Ceux-ci ne constituent qu’une petite minorité des pertes d’emplois dans notre pays, mais ils témoignent de la rupture d’un contrat social implicite et ont des effets directs et indirects dévastateurs dans les communautés et sur les territoires concernés (Raveyre, 2005). Ce contraste se retrouve partout en Europe. C’est pourquoi, depuis longtemps, de nombreuses initiatives et de nombreux travaux ont eu pour objectif de rechercher des solutions, soit pour arrêter le processus (par exemple en proposant un repreneur et/ou en recherchant des alternatives permettant le maintien dans l’emploi de tout ou partie du collectif concerné), soit pour en gérer les conséquences (par exemple en organisant un accompagnement sécurisé vers d’autres emplois, voire une réorientation professionnelle complète de certains travailleurs ou la revitalisation des territoires). De telles propositions s’inscrivent dans un cadre très contraignant qu’il convient de rappeler. Les restructurations dépendent d’abord de la croissance économique et de la position d’un pays ou d’un secteur au regard de la division internationale du travail; elles se déploient dans un univers réglementaire et organisationnel donné, et dans une situation et une pratique des relations professionnelles définies.
4Cette contribution, accompagnant les acteurs concernés, se situe en aval de ces processus et institutions, qu’elle prend largement comme donnés, et s’interroge de manière pragmatique sur les marges de manœuvre et d’initiatives face aux restructurations. Son contenu est principalement méthodologique. En effet, dans ce domaine à la fois préventif et curatif, de très nombreux expériences et dispositifs ont été observés et accumulés au cours du temps. L’Union européenne, qui s’est montrée particulièrement active, préconise depuis le «rapport Gyllenhammar» que les pays et les acteurs regardent ce que font les autres afin «d’adopter les meilleures pratiques européennes» (High Level Group…, 1998). Toutefois, l’accumulation de «bonnes pratiques» en la matière donne souvent l’impression d’un entassem*nt d’initiatives singulières dépendant d’un contexte voire d’un leader, que l’on ne peut ni dupliquer, ni parfois même prolonger. Il apparaît donc important d’organiser la confrontation de ces «pratiques» afin d’en tirer des leçons plus générales. Leur recension a été entreprise à une vaste échelle durant la première décennie du XXIesiècle à l’initiative de l’Union européenne, mais de manière faiblement coordonnée et très souvent redondante. De nombreux travaux synthétiques, émanant de sources diverses (groupes de recherche, cabinets de consultants, organisations professionnelles, etc.) ont été produits. Plus d’une dizaine de rapports, souvent très énumératifs et faiblement problématisés, ont notamment été commandés par la Commission et remis à celle-ci entre2006 et2010. Ils ont pour caractéristique commune d’insister sur la nécessité de développer une anticipation systématique des processus de restructuration (voir infra, I, sur la genèse et la délimitation de ce corpus).
5Dès lors une tâche se dessine: non pas faire le méta-rapport de tous ces rapports, mais apprécier les éléments de convergence et de divergence entre ces différents documents, afin de tenter d’en dégager les préconisations générales. Issu du projet «Resp in Rest» [2], qui a effectué une série d’étapes dans cette entreprise, le présent article cherche à prolonger l’analyse. Il propose une architecture conceptuelle explicite destinée à en intégrer les apports, en un double sens: d’une part en recherchant ce que pourrait être une panoplie complète et cohérente d’interventions sur les restructurations, y compris les conditions de leur mise en œuvre, et d’autre part en liant ces interventions aux processus et institutions plus généraux dans lesquelles elles s’insèrent.
6Il s’organise en trois temps. Tout d’abord, la première section effectuera une brève présentation du processus politico-institutionnel ayant conduit à la production de ces rapports synthétiques européens entre2006 et2010 (ce qui permettra d’en apprécier la portée et les limites) et procédera à un repérage direct des grands enseignements issus de ces textes, souvent complémentaires et rarement divergents(I). En un deuxième temps, il s’agira d’aller plus loin en explicitant un point de vue unifiant: celui qui consiste à s’intéresser à un ensemble de fonctions regroupées dans une série de nouvelles «fonctionnalités» dont il conviendrait de doter les marchés du travail modernes. L’intuition de cette démarche se trouve dans une analyse proposée à l’orée du siècle par Carabelli et Tronti(1999). Ces auteurs s’étaient centrés sur le concept d’employabilité et avaient montré que, pris dans un sens collectif et rapporté au marché du travail, il devenait central dans l’opérationnalisation des mesures faisant face aux restructurations. Cette seconde section vise à reprendre et généraliser ce point de vue, en envisageant, d’abord avec l’appui des analyses présentées dans les rapports sélectionnés et ensuite en les débordant, un ensemble complet de fonctionnalités nouvelles(II). Enfin, il sera possible, à titre d’illustration, d’effectuer une première application de cette grille à un cas restreint: étudier la manière dont l’une des fonctionnalités est assurée en France au regard de l’anticipation et de la gestion des restructurations d’entreprise(III). La conclusion discutera brièvement les apports et les limites de la démarche proposée.
7Dans la foulée du sommet pour l’emploi tenu à Luxembourg en novembre1997, l’Union européenne a mis en place un Groupe d’experts de haut niveau sur les implications économiques et sociales des mutations industrielles, plus connu sous la dénomination «groupe Gyllenhammar». Celui-ci a proposé une approche renouvelée des restructurations fondée sur l’idée que «les mutations industrielles sont porteuses d’opportunités et doivent être anticipées, préparées et gérées» (op.cit., 1998). A la suite de ce rapport, de nombreuses initiatives et travaux ont vu le jour en Europe. Sans prétendre à l’exhaustivité, notons les points suivants. En2001, l’EMCC [3] (European Monitoring Center on Change – Observatoire européen du changement) a été créé à Dublin, au sein de la Fondation européenne sur les conditions de travail(Eurofound). En2002, le Conseil économique et social européen a prolongé l’expérience cinquantenaire de la Commission consultative sur le charbon et l’acier en établissant la Commission consultative sur les mutations industrielles [4]. De2003 à2008, l’article6 duFSE a financé 43projets liés aux restructurations, dont une synthèse a été publiée en2009. Entre2005 et2010, les partenaires sociaux européens ont tenu 27séminaires communs (un par pays) dont ils ont fait la synthèse en2010 et, depuis2005, la Commission a créé une «task force» interne sur le sujet et tient, au rythme de deux à trois par an, un forum sur les restructurations. Au début de l’année2009, la DGemploi a publié une «Restructuring Check-list» pour aider les acteurs face à la crise et a demandé la préparation d’une «Boîte à outils restructurations». Depuis lors, l’EMCC a mis en ligne une base de données qui recense plus de 400dispositifs et outils déployés dans tel ou tel pays de la communauté en rapport avec l’anticipation ou la gestion des restructurations [5]. En une douzaine d’années, un vaste ensemble d’études sur les restructurations a ainsi été produit, au sein duquel nous avons opéré une sélection (encadré1).
Parmi les travaux évoqués, nous en avons sélectionné16 qui présentent la caractéristique d’avoir été financés par la Commission et de proposer une synthèse d’études antérieures ou de projets multipartites [1]. Ils tentent, chacun à leur manière, de rendre compte de «bonnes pratiques», conformément à l’une des préconisations du rapport Gyllenhammar régulièrement reprise par la Commission, et d’en tirer des leçons plus générales.
Le rapport du Groupe de haut niveau (High Level Group…, 1998) est issu d’un travail rassemblant des experts européens, des dirigeants d’entreprise (dont Per Gyllenhammar) et des responsables syndicaux (le Français Jacques Chérèque et l’Italien Bruno Trentin). Il adopte une approche globale visant à déboucher sur des «propositions opérationnelles» afin d’exploiter au mieux les opportunités liées au changement en développant «de nouveaux procès, de nouveaux produits, et de nouveaux marchés à partir de la main-d’œuvre disponible». Il assied ses travaux sur l’idée que cela ne «suppose pas seulement des décisions économiques adaptées mais aussi l’implication des travailleurs et le développement de leurs compétences».
Le rapport du Danish Technological Institute (Haar, 2006) prend comme point de départ l’inéluctabilité des restructurations et porte son attention sur «l’anticipation de leurs effets négatifs sur le marché du travail». Considérant que les restructurations produisent des effets négatifs lorsque «des travailleurs sont licenciés et que leur capacité d’intégration dans le marché du travail est sérieusem*nt affaiblie», les auteurs du rapport cherchent à identifier et décrire les bonnes pratiques en la matière et à les articuler entre elles. L’approche est globale et considère différents niveaux d’intervention (économie/région, secteur/industrie, groupes/sociétés) et différents objectifs de l’anticipation (prévention, gestion, limitation des effets négatifs). La même année, un réseau de chercheurs s’intéresse aux «déterminants sous-jacents du changement» et se penche sur «la recomposition de la chaîne de valeur et sur la répartition géographique et la décentralisation fonctionnelle qui en résultent», avec pour objectif de mesurer leurs incidences sur le travail et les travailleurs. Trois études (Huws etal., 2006; Dahlmann etal., 2008; Tengblab, 2010) sont issues du projet Works (acronyme de Work and Organisation Restructuring in the Knowledge Society). Toujours en2006, l’EMCC publie la première étude d’une série consacrée à l’analyse des «faits et tendances relatifs aux restructurations» au niveau européen. Celle-ci (Storrie, 2006) a pour ambition de «contribuer à une meilleure compréhension des conséquences sur l’emploi des restructurations» et de fournir «un inventaire des sources disponibles au niveau européen». Elle constate aussi «un défaut de données fiables et propose des moyens d’y remédier tant à court terme qu’à plus long terme».
Deux ans après, la Commission européenne rassemble dans un rapport (European Commission, 2008) les contributions de 21unités appartenant à 14directions générales ainsi que celles de l’EMCC, du Centre européen pour le développement de la formation professionnelle(CEDEFOP) et de la Commission consultative des mutations industrielles(CCMI). Il présente les déterminants du changement («L’Europe dans un monde en transformation») et une revue complète des «principales stratégies, politiques et actions au sein de l’Union européenne».
En2009, une équipe de consultants fait la synthèse (GHK, 2009) des «analyses et recherches approfondies» menées dans le cadre des «43projets article6» du Fonds social européen(FSE) consacrés aux restructurations. C’est une tentative de capitaliser sur ces projets pour en tirer une «boîte à outils pour aider les acteurs à affronter efficacement les restructurations, en tant que processus permanent de changement aussi bien qu’au niveau des entreprises en restructuration». La même année, des chercheurs, experts, consultants et praticiens produisent un rapport sur un champ «trop souvent ignoré par la recherche» en relation avec les restructurations: celui de la santé (Kieselbach, 2009). Tirant ses conclusions tant d’études disponibles que d’analyses de cas, le rapport relève que «le processus de restructuration peut avoir des effets significatifs sur la santé des employés qui y sont confrontés» et que «la qualité et la pertinence des dispositifs de gestion sur le thème de la santé sont limités, de même que leur fréquence au sein de l’Union». Il recense ensuite les enseignements des études de cas et formule des recommandations. En2009 toujours, des chercheurs, experts et consultants proposent une analyse des différents modèles de relations industrielles et de gouvernance des entreprises en Europe dans leur rapport aux restructurations (Moreau, 2009). L’accent est mis sur les dimensions multi-acteurs et multi-niveaux de la régulation du processus de restructuration, tant en matière d’anticipation que de gestion. Après une revue des enjeux, elle propose pour conclure de «nouvelles orientations» pour l’action au niveau européen. Enfin, une étude consacrée aux «outils, instruments et mécanismes de soutien proposés aux travailleurs licenciés ou menacés de licenciement» (Voss, 2009) dans les 27pays membres est réalisée. L’étude décrit ces dispositifs, propose une classification, tente d’analyser le coût de chacun et souligne «l’impressionnante diversité des mécanismes en vigueur à travers l’Europe».
En2010, un réseau de chercheurs, experts, consultants et praticiens produit une boîte à outils (Bruggeman etal., 2010) décrivant «86outils, dispositifs et mécanismes institutionnels qui ont été déployés dans certains pays, régions, marchés locaux du travail ou entreprises» pour anticiper et gérer les restructurations. Cette «Toolbox», précédée d’un «mode d’emploi» qui prend acte «des différences nationales persistantes», présente les différents «régimes d’ajustement de l’emploi» et propose, face à l’impossibilité d’exporter ou d’importer des «bonnes pratiques», une méthode pour les «traduire». La même année, «une revue comparative des stratégies efficaces de soutien aux travailleurs licenciés et, plus particulièrement, aux aides mobilisées par les employeurs pour reclasser les travailleurs» est réalisée (CEDEFOP, 2010). Rédigée par des consultants, l’étude se fixe pour objectif de dresser un état de l’art des «pratiques socialement responsables des entreprises», des «innovations en soutien à l’employabilité des travailleurs, au sein des processus de restructuration» et des «innovations, dans différents secteurs économiques, qui seraient transférables dans d’autres contextes économiques et culturels». Toujours en2010, le Département des relations industrielles et de l’emploi du Bureau international du travail(BIT) réalise une étude (ILOa, 2010) sur les accords transnationaux. Elle décrit brièvement les restructurations en Europe et aux Etats-Unis en2008 et2009 avant de procéder à une revue des «consultations et accords nationaux tripartites sur la protection de l’emploi» dans différents pays à travers le monde. Elle examine ensuite 16accords transnationaux de groupe(TCA) sur la gestion de l’emploi, en traitant explicitement de la gestion des restructurations pour en tirer des enseignements sur les mesures socialement responsables, sur le rôle des acteurs (acteurs publics et partenaires sociaux), sur les «facteurs qui semblent avoir facilité la signature de ces accords innovants», et sur les facteurs de succès.
Deux rapports de synthèse sont aussi publiés en2010. Le premier (ILOb, 2010) propose une synthèse de 27séminaires dédiés aux restructurations, organisés dans les pays membres de l’Union en2009 et2010. Rassemblant des acteurs et experts autour de «notes introductives nationales», ces séminaires «générent des informations et données sur environ 76outils et mesures d’anticipation des restructurations, 111mesures de gestion des restructurations ainsi que 88études de cas au niveau national, régional ou des entreprises». L’objectif du rapport est «d’apporter une meilleure compréhension de la manière dont ces différentes mesures sont mises en pratique, et de leur contribution à une compétitivité soutenable de plus long terme». Le second (Wild, 2010), rédigé par des experts, fait la synthèse de 28séminaires (un dans chacun des 27pays membre et un 28epour la synthèse d’ensemble) organisés par les partenaires sociaux et «s’intéresse spécifiquement et exclusivement au rôle des partenaires sociaux aux niveaux national, sectoriel et régional comme au niveau de l’entreprise, dans le cadre des restructurations». Au cours des cinq années du projet, ses participants se sont penchés sur les «nouveaux pays membres», les «anciens pays membres» et les «restructurations en temps de crise». Il propose notamment «une feuille de route pour le développement d’une approche complète des restructurations par les partenaires sociaux».
8L’objet de ce travail, lui-même inscrit dans un projet financé par la Commission, était de faire le point sur les acquis des dix dernières années afin de poser les bases d’une nouvelle étape, celle d’une directive européenne qui prendrait en compte les enseignements des expériences accumulées et les contraintes liées à sa transcription dans les contextes institutionnels variés des différents pays de la communauté. Il s’agissait donc, dans un premier temps, d’effectuer une recension ordonnée du contenu des études et rapports sélectionnés. A cette fin, ceux-ci ont fait l’objet d’une analyse comparée au moyen de deux grilles de lecture [6]. La première a porté sur le repérage des convergences/redondances/divergences/dimensions complémentaires apportées par chacun par rapport aux autres, en termes d’identification des problèmes, de problématiques adoptées et de prescriptions. Elle a permis de relever de très nombreuses convergences, un grand nombre de redondances, une quasi-absence de divergences et quelques apports spécifiques. La seconde a été utilisée pour recueillir les propositions qu’ils contiennent concernant l’information/l’action/l’organisation, par grandes thématiques consensuelles ou spécifiques. Ce sont ces thématiques et les points de consensus qui se dégagent à leur propos qui sont brièvement repris ci-dessous.
9Ces rapports permettent de saisir, dans les grandes lignes, l’objet «restructuration» en mettant en évidence ses différentes facettes, brièvement décrites ci-dessous.
10Constatons en premier lieu une relation forte mais complexe entre changement et restructurations d’entreprise. Toutes les études s’inscrivent dans la perspective dressée par le rapport Gyllenhammar: le changement, induit tant par des évolutions économiques (globalisation des marchés, mondialisation des échanges, division internationale du travail) que techniques (nouvelles technologies), démographiques (vieillissem*nt de la population des zones développées), voire climatiques, est désormais structurel, multifactoriel et forme le terreau des restructurations. Mais suivre le fil qui le relie à telle ou telle restructuration d’entreprise est particulièrement complexe, hypothéquant la fiabilité des prévisions, même si plusieurs rapports soulignent l’importance des changements le long de la chaîne de valeur. Il est donc particulièrement difficile d’articuler l’appréhension des changements, envisagés au niveau macro ou sectoriel, et la régulation des restructurations génératrices «d’effets indésirables», toujours situés en un temps et un lieu déterminés.
11Deuxième caractéristique commune des processus de restructuration: ils sont décidés et pilotés par l’entreprise ou l’organisation. Le localisme des effets indésirables des restructurations conduit à en rechercher l’origine concrète, le lieu où la régulation pourrait se déployer. Toutes les études désignent l’organisation employeuse comme point de départ du processus de restructuration. De fait, quelles que soient les contraintes auxquelles elle est soumise, c’est dans l’entreprise ou l’organisation que la décision de restructuration est adoptée, définie et mise en œuvre. Considérée comme l’espace concret d’accomplissem*nt d’un changement nécessaire, la question de l’opportunité et de la légitimité de telle ou telle restructuration décidée par l’entreprise est ignorée par la plupart des études [7]. En revanche, la contradiction potentielle entre nécessité d’accepter le changement et nécessité de limiter les effets négatifs des restructurations est envisagée par toutes.
12En troisième lieu, ces processus sont porteurs d’effets positifs généraux et d’effets négatifs spécifiques. C’est ici que quelques divergences peuvent être appréhendées, selon le poids relatif accordé à chacun des termes. Quelques études affirment l’utilité du changement sans pour autant ignorer les effets négatifs des restructurations, mais qui seraient circonscrits à des lieux et des travailleurs particuliers. D’autres sont plus spécifiquement consacrées à l’analyse des effets des restructurations et tendent à les privilégier. C’est notamment le cas des études sur les effets des restructurations sur la santé qui s’emploient à en démontrer non seulement l’ampleur mais aussi la portée sur longue période. Pour autant, toutes les études se retrouvent sur la nécessité d’accompagner les restructurations, et donc sur celle d’en cerner les contours.
13En quatrième lieu, il s’agit d’un processus permanent dont l’ampleur est sous-estimée. De nouveau, un consensus se dessine autour du caractère permanent (à l’échelle des territoires et des populations d’entreprises et non des collectifs de travail locaux) des restructurations et de l’insuffisance des moyens, essentiellement médiatiques et juridiques, qui permettent de les appréhender. La plupart des études appellent ainsi à rompre avec les approches et politiques qui traitent des restructurations comme épisodes ou événements. Plusieurs insistent sur les transformations organisationnelles impliquant des restructurations massives des pratiques de travail ou des conditions d’emploi qui se déroulent «sous le radar», sans pertes d’emplois mesurées. Dans ces conditions, la question des modalités de leur appréhension se trouve nécessairement posée.
14Dernière caractéristique: les restructurations d’entreprises sont des processus multi-niveaux et multi-acteurs. Il faut noter la diversité des acteurs affectés, impliqués ou concernés par les restructurations qui selon ces études devraient être associés à un moment ou à un autre à l’anticipation et à la gestion du processus de restructuration: l’employeur, les représentants des salariés de l’entreprise, les salariés eux-mêmes, les autorités locales ou régionales, les partenaires sociaux, le service public de l’emploi et des prestataires privés, des consultants… Que ce soit en amont, pendant ou en aval du processus de restructuration, c’est certainement autour de ce principe que s’effectue la principale convergence normative des travaux analysés: l’inscription d’acteurs porteurs d’intérêts, de prérogatives et de moyens variés dans le processus de restructuration est d’abord la condition de l’anticipation des restructurations, puis de leur gestion, en vue d’en limiter les effets indésirables.
15Au-delà de cette convergence, trois problèmes principaux sont explicitement désignés comme insuffisamment traités: lesPME, les travailleurs précaires et la santé.
16Le cas des restructurations affectant lesPME est abordé sous deux angles complémentaires. D’une part, les petites et micro-entreprises sont chacune porteuses d’enjeux exprimés en termes d’emploi qui sont souvent trop limités pour être repérés (on trouve là une partie des restructurations silencieuses, de celles qui se déroulent «sous le radar»). D’autre part, elles ne disposent généralement pas des moyens financiers, techniques et humains qui leur permettraient d’anticiper et de gérer les restructurations. En matière de restructuration, il y a donc un consensus autour du constat, semble-t-il général en Europe, d’un défaut de différenciation des politiques et outils d’accompagnement en fonction des types d’entreprises.
17De même, partout en Europe, les travailleurs précaires sont les premières victimes des restructurations mais ne bénéficient que très rarement des dispositifs qui encadrent ou accompagnent la gestion des restructurations. La plupart des études et rapports abordent le sujet, soit sous l’angle de l’inefficacité des dispositifs en place, soit sous l’angle des inégalités qu’ils suscitent, voire pour l’un d’entre eux sous l’angle des distorsions de concurrence qu’ils induisent entre pays de l’Union.
18Bien que la santé ne soit abordée de façon détaillée que dans l’un des rapports, elle a récemment attiré l’attention au niveau européen et peut être selon nous classée parmi les points de consensus. Trois effets des restructurations sur la santé sont identifiés dans l’étude de Kieselbach(2009): les effets sur les personnes qui conservent leur emploi après une restructuration, soit par suite des effets des «maladies du survivant», soit du fait d’une surcharge de travail après la réorganisation; ceux sur les personnes qui ont perdu leur emploi, du fait de la déstabilisation et des remises en cause personnelles que cette perte suscite; ceux qui affectent l’ensemble du collectif en amont de l’annonce d’une restructuration par l’anxiété que cette incertitude induit.
19De cet ensemble ressort une conception élargie des restructurations d’entreprises, non limitée aux grandes entreprises et aux salariés sousCDI subissant un licenciement pour motif économique, élargissem*nt que nous faisons nôtre dans la suite de cet article.
20Encadrés par six directives européennes (Triomphe, 2008), les différents pays européens ont mis en place des systèmes nationaux de régulation des restructurations résultant de leurs propres contextes légaux et institutionnels et des différents régimes possibles d’ajustement de la force de travail (Gazier, 2008). A des échelles variées et avec des approches différentes, ces systèmes concentrent les actions sur les licenciements économiques dans les grandes entreprises pour favoriser le reclassem*nt des salariés, de nombreux dispositifs et expériences développant des approches anticipatives. Ni leur description ni leur analyse ne sont l’objet de cet article dont la visée est principalement méthodologique. Les 27systèmes nationaux de régulation des restructurations sont décrits dans les projets des partenaires sociaux(Wild, 2010) et du BIT(ILO, 2010b). Une description systématique de 86dispositifs ou outils, les inscrivant dans six grandes fonctions, est donnée par la «Toolbox» (Bruggeman etal., 2010, op.cit.) et, récemment, avec une visée plus exhaustive, près de 400instruments publics de soutien à l’anticipation et à la gestion des restructurations sont recensés dans Hurley et Mandl(2011).
21Un point commun des approches des rapports sous revue, sur lequel nous reviendrons dans les développements qui suivent, est l’insistance sur le rôle de l’anticipation. Ce concept, qui se traduit souvent par la recommandation d’une «annonce précoce» (early warning)(CEDEFOP, 2010:33), fait l’objet d’une explicitation et d’une analyse approfondie dans Haahr etalii(2006).
22La réflexion sur le traitement des restructurations n’est certes pas une nouveauté. Elle se fonde sur plusieurs vagues successives de travaux, notamment initiés par l’OCDE (McKersie, Sengenberger, 1983) et par leBIT (Campbell, Sengenberger, 1994; Auer, 2001; Hansen, 2002). Après avoir identifié les besoins et les ressources, ces études ont progressivement mis l’accent sur la nécessité d’anticiper tant l’évolution des emplois que celle des compétences, et sur l’intérêt de développer une gestion multi-acteurs. Les 16contributions étudiées ici s’inscrivent dans le prolongement de ces tendances.
23Implicitement ou explicitement, le corpus d’études analysées partage l’idée que le changement est nécessaire, voire désirable, et que les restructurations doivent s’analyser dans le cadre du «défi auquel le marché européen du travail est confronté(…): le changement profond des caractéristiques et du contenu des emplois et (…) la nécessité d’adapter en conséquence les compétences et qualifications de la main-d’œuvre»(Haahr etal., 2006:21). Pour ce faire, la plupart des études intègrent le concept de flexsécurité, certaines empruntant parfois aux marchés transitionnels du travail(Voss etal., 2009).
24Rappelons que, depuis2007, les préconisations regroupées sous l’étiquette de la «flexsécurité» ont été officiellement adoptées par la Commission européenne dans le cadre de la stratégie européenne de l’emploi [8]. Celle-ci n’est cependant que l’une des quatre options programmatiques possibles en matière de réforme et de régulation du marché du travail (Auer, Gazier, 2008). A un extrême, la «flexibilisation» invite à la dérégulation et repose sur un ajustement par les prix et/ou la flexibilité externe. A l’autre extrême, les «capabilités» posent comme priorités la santé, les droits civiques et sociaux, le travail décent(OIT) et le revenu décent. Entre ces deux pôles, la flexsécurité repose sur un compromis négocié entre flexibilité interne ou externe et sécurité tandis que les marchés transitionnels du travail proposent des mobilités protégées sur le long terme, l’équilibre entre vie familiale et vie professionnelle et l’égalité des genres («rendre les transitions profitables»; «équiper les marchés pour les gens et équiper les gens pour les marchés»).
25Quelle que soit l’option retenue, la permanence des changements et la montée en puissance des restructurations d’entreprises ont placé l’employabilité (encadré2) au cœur des politiques de l’emploi. Cet accent porté sur l’employabilité traduit un basculement général de l’appréhension du déroulement de carrière et du fonctionnement des marchés du travail modernes, qui met en avant ses aspects dynamiques. L’accent est mis sur le développement de carrière, la capacité d’adaptation et d’apprentissage, celle d’acquérir de nouvelles compétences et de former des projets.
L’employabilité est une notion de politique d’emploi assez ancienne dont le sens a évolué au fil du temps. Au moins sept définitions opérationnelles, visant des publics différents et assorties chacune d’un protocole de mise en œuvre et d’un suivi statistique, ont été élaborées depuis le début du XXesiècle (Gazier, 2011). Alors que les premières définitions étaient statiques et souvent univoques (privilégiant soit le repérage de caractéristiques individuelles, soit le jeu des conditions macroéconomiques), les définitions récentes (qui remontent aux années1990) prennent en compte explicitement l’interaction entre l’offre (compétences, motivation) et la demande (structures productives, opportunités offertes par l’état du marché du travail). Entendue de manière probabiliste comme les chances de trouver, retrouver ou conserver un emploi et une rémunération acceptables dans un contexte donné, l’employabilité permet d’évaluer et d’orienter les interventions publiques visant d’abord à agir sur les personnes: chômeurs aussi bien que personnes en emploi, mais aussi sur le marché du travail, qu’il convient d’équiper à cette fin. C’est ainsi que les dispositifs de validation des acquis de l’expérience(VAE) ou d’orientation professionnelle sont apparus comme des composantes nécessaires au développement de politiques d’employabilité. Il est toutefois possible d’aller plus loin et de mettre en évidence les processus collectifs de construction (et symétriquement, de destruction) de l’employabilité. De nombreux exemples de restructurations illustrent ce point, certaines firmes en difficulté rejetant sur le marché du travail des travailleurs aux compétences vieillies et faiblement transférables, démotivant ceux-ci et rendant patente puis aggravant une destruction collective d’employabilité. A rebours, depuis les années2000, d’autres firmes ont pu signer des accords de préservation collective de l’employabilité, assurant à leurs travailleurs une mise à niveau régulière de leurs compétences et confirmant ainsi leur confiance et leur réputation. En un sens plus large encore, on peut évoquer l’employabilité d’un bassin d’emploi ou d’une région comme étant leur aptitude à évoluer au sein de la division internationale du travail et à renouveler un mixte d’emplois compétitifs exposés et d’emplois «résidents» moins soumis à la concurrence mondiale.
Deux dimensions modernes de l’employabilité doivent alors être distinguées: «l’employabilité accès» et «l’employabilité performance». Elles illustrent un dilemme classique de l’action politique: afin d’aider les demandeurs d’emploi et travailleurs licenciés à retrouver un emploi, les acteurs du marché du travail peuvent encourager un retour aussi rapide que possible au travail, même dans des emplois de faible qualité (il s’agit alors «d’employabilité accès»), ou privilégier une approche à plus long terme qui repose sur l’identification des compétences et projets personnels et un accompagnement plus ambitieux en termes de formation et de réinsertion («employabilité performance»). Dans une approche normative, ces deux conceptions de l’employabilité renvoient aux agendas de réforme du marché du travail précédemment évoqués: l’employabilité accès est au cœur des politiques de flexibilisation qui reposent sur un retour le plus rapide possible à l’emploi, des indemnités de chômage (rebaptisées allocations de recherche d’emploi) uniformes, de faibles niveau et durée, et un accompagnement centré sur la recherche d’emploi (écriture deCV, information sur les offres d’emploi, etc.) prodigué par un service unique. L’employabilité performance est centrée sur le projet individuel, le maintien de la rémunération et les processus de construction collective de l’employabilité, par l’instauration de la confiance, l’accumulation de compétences reconnues, et la mise en œuvre de politiques et d’accords d’anticipation. On est alors du côté du «travail décent» et des «marchés transitionnels du travail». Si les deux employabilités sont complémentaires, la seconde impliquant la première comme préalable, on constate qu’elles renvoient à des orientations de politique économique très différentes.
26Comme le font observer Umberto Carabelli et Leonello Tronti (1999, op.cit., notre traduction), l’employabilité est un concept qui donne «une coloration nouvelle au débat sur la re-réglementation du marché du travail. Il tend, en fait, à souligner le coté positif du problème (à la fois l’amélioration qualitative de l’offre de travail et une relation améliorée entre offre et demande) et en tant que tel représente un éloignement de la nette négativité associée au concept de “flexibilité”. Les partisans de ce dernier ont, en fait, toujours insisté presque exclusivement sur la nécessité d’éliminer coûts et rigidité des relations de travail et d’emploi alors que “employabilité” incluait implicitement le besoin de doter le marché du travail de quelque chose qui lui fait actuellement défaut, une nouvelle fonctionnalité.»
27Il s’agit dès lors d’expliciter les conséquences de cette intuition, tant sur le plan des concepts que sur celui des contenus.
28Poursuivant des travaux antérieurs (Gazier, Bruggeman, 2008; Bruggeman etal., 2010), nous nous sommes appuyés sur l’expérience européenne que rassemble le corpus d’études analysées pour identifier un ensemble de fonctions permettant d’anticiper et de gérer les restructurations. Il est d’abord nécessaire de clarifier les rapports entre fonction et fonctionnalité (encadré3), pour ensuite proposer une spécification et une articulation dans le cas des restructurations (tableau1).
Dans la perspective pragmatique retenue par cet article, nous proposons de reprendre le terme de «fonctionnalité» utilisé par Carabelli et Tronti en 1999, en précisant sa signification. La fonction peut se définir comme le rôle rempli par un objet ou une personne répondant à une finalité sociale, un besoin. La fonctionnalité a signifié d’abord l’ensemble des caractères ou des propriétés qui font qu’une chose remplit bien sa fonction. Les auteurs se réfèrent sans doute au second sens, devenu récemment prévalent, qui se rapporte à l’informatique. Dans ce cadre, une fonctionnalité est une capacité effective et installée à satisfaire une (ou plusieurs) fonction(s), sens que nous reprenons ici. On peut ainsi parler d’un programme qui apporte une fonctionnalité à un logiciel. L’insistance porte ici sur la disponibilité effective et l’usage régulier, plus que sur la possibilité théorique ou sur l’usage ponctuel. Nous proposons donc dans ce texte de distinguer la fonctionnalité des fonctions qu’elle garantit et organise.
Nous introduisons dans le même mouvement l’idée d’équivalents fonctionnels, suivant ici une argumentation qui emprunte à la fois aux linguistes et au sociologue Robert K. Merton (1957). La recherche d’équivalents fonctionnels en linguistique et dans la pratique de la traduction consiste à s’écarter de la lettre pour tenter de mieux atteindre la signification d’une phrase. Le «fonctionnalisme modéré» de Merton consiste à remarquer que dans les sociétés il n’y a pas de «one best way» et que des institutions, des dispositifs et des pratiques très différents permettent d’obtenir le même type de résultat. Dès lors, ils peuvent être considérés comme des équivalents fonctionnels s’ils remplissent à un degré relativement proche la même fonction ou le même ensemble de fonctions. Cette mise au pluriel est centrale dans notre propos, car elle permet d’insister sur la diversité des canaux, souvent méconnus, par lesquels diverses sociétés peuvent gérer les processus de restructuration. Cette démarche se retrouve dans certaines analyses comparatives de la protection sociale en Europe, qui mettent en évidence que certaines protections sociales peuvent être assurées en mobilisant des champs et des modalités d’intervention très différents (Vielle, 2007). Elle est également utilisée en droit comparé, les différents systèmes juridiques recourant à des procédés distincts pour gérer les mêmes problèmes (Dalmasso, Kirat, 2009).
Nos préoccupations recoupent largement celles de Merton lorsque cet auteur met en évidence les dangers de raisonner en termes de «fonctionnalisme systémique» trop intégré, et montre la nécessité de porter une grande attention aux contradictions internes, aux déviances, à l’identification de pratiques «dysfonctionnelles», à la distinction des fonctions manifestes et latentes. Toutefois, la perspective proposée dans cet article, si elle explore les apports d’un fonctionnalisme «modéré», n’en fait pas le seul point de vue adopté: elle entend considérer des effets utiles recherchés explicitement et implicitement, mais aussi prendre en compte des priorités au-delà de ceux-ci, pour affirmer par exemple la valeur en soi de la dimension négociée des différents dispositifs passés en revue, ainsi que la nécessité de leur appropriation par les acteurs concernés. Il s’agit donc, dans cette contribution, d’un fonctionnalisme «modéré» lié étroitement aux perceptions et initiatives des acteurs concernés.
Un dernier terme permet de préciser notre perspective: il s’agit des «functionnings» (ou des «fonctionnements») tels que les a conceptualisés Amartya Sen (2010). Pour celui-ci, les «functionnings» correspondent à l’ensemble des activités auxquelles peut se livrer une personne au cours de sa vie, qu’il s’agisse de se nourrir, de participer à un débat collectif ou de se réorienter professionnellement. Les «capabilités», selon cette théorie désormais bien connue, constituent l’ensemble des «fonctionnements» auxquels a accès une personne ou un groupe. Les situations de pauvreté se caractérisent par des capabilités tronquées empêchant l’exercice de la liberté. Notre travail se focalise sur la contrepartie organisée de ces «fonctionnements» individuels ou de groupe puisque les «fonctions» et «fonctionnalités» se rapportent au marché du travail. Une préoccupation commune se dégage: celle de doter les personnes des capacités d’intervention («empowerment») dans les domaines qui les concernent, et d’abord le travail et l’emploi.
29Cette approche, appliquée aux études sous revue, nous conduit à formuler les deux propositions suivantes:
- Définir un cadre qui permette une anticipation et une gestion multi-acteurs des restructurations suppose que le marché du travail soit doté de trois nouvelles fonctionnalités: l’implication des acteurs dans la gestion du changement, le développement de l’employabilité et le pilotage de l’offre d’emploi sur les marchés locaux de l’emploi. De fait, le basculement d’une approche traditionnelle de protection de l’emploi à une approche de protection de l’employabilité entraîne deux conséquences majeures dans la perspective que nous proposons: les institutions locales, telles que les régions et collectivités locales, mais aussi les institutions nationales et les Etats, doivent dans le même temps inciter les acteurs à s’impliquer dans le changement (afin qu’ils y restent toujours attentifs et qu’ils s’y préparent en permanence, même lorsqu’il implique des restructurations) et veiller à l’attractivité de leur territoire (en développant la formation, la recherche, les infrastructures, la qualité des marchés locaux du travail, etc.).
- Ces fonctionnalités sont assurées lorsque six fonctions – associées deux à deux par fonctionnalité afin de rechercher une cohérence entre ce qui est fait lorsqu’une restructuration survient et ce qui est fait de façon permanente, et inversem*nt – sont remplies (tableau1).
Tableau 1
FonctionnalitésFonctions 1. Actions permanentes (anticipation)Fonctions 2. Actions en situation de restructuration (gestion)Impliquer les acteurs pertinents dans la gestion du changementDévelopper les approches multi-acteurs des évolutions économiques probablesAssurer le pilotage et la gestion des processus de restructuration des entreprisesDévelopper l’employabilitéDévelopper l’employabilité des travailleurs en emploiOrganiser pour tous des transitions équitables et sûres en cas de restructurationPiloter l’offre locale d’emploisMettre en œuvre des politiques locales de développement, de soutien à l’innovation et aux PMEOrganiser le redéploiement territorial en cohérence avec les stratégies de développement local
30Les études et projet sous revue formulent de nombreuses propositions convergentes qui permettent d’éclairer le contenu de ces fonctions.
31Le rôle de cette fonction est de développer la conscience qu’ont les acteurs des opportunités et des menaces apportées par le changement, de les mettre en mesure d’appréhender les risques de restructuration et de concevoir les réponses appropriées.
32L’anticipation n’est pas la prévision, même si celle-ci alimente celle-là. Elle repose sur une combinaison de veille et de développement des aptitudes aux changements, mais surtout sur des échanges entre les acteurs concernés, entre partenaires sociaux au niveau de l’entreprise, mais aussi par le développement d’un dialogue social territorial entre acteurs locaux (Jobert, 2008). Comme le formule la conclusion d’un projet européen dédié aux petites entreprises, il faut «dialoguer pour anticiper» (GREP, 2006).
33Aisément assurée dans les grandes entreprises (Bruggeman, 2006; Gazier, Bruggeman, 2008), une approche prévisionnelle visant à élaborer des stratégies est souvent hors de portée desPME qui doivent être aidées à cet égard tant au niveau sectoriel que régional ou local. Mais, si «approches et politiques [doivent] chercher à faciliter les restructurations justifiées plutôt que de les freiner»(Haahr, 2006:5), l’étape cruciale est le développement d’un dialogue social autour des visions du futur et des stratégies, car ces échanges sont indispensables à la détection précoce des risques et à la préparation des acteurs au changement.
34Il en va de même au niveau local, où produire et diffuser des informations et analyses (informations et prévisions sur l’environnement économique et le marché du travail) sectorielles et régionales et instaurer des lieux de partage et de discussion de ces données entre acteurs(Haahr, 2006:64 ets.; GHK, 2009:39 ets., 53 ets.; Moreau, 2009:22 ets.; Bruggeman, deLavergne, 2010:80 ets.; Wild, 2010:35) est également nécessaire à une compréhension partagée «aussi tôt que possible» des changements qui s’annoncent. Pour autant que les restructurations soient concernées, cela permet aux acteurs d’appréhender les opportunités mais aussi les risques, et jusqu’aux risques sur l’emploi, auxquels un secteur, ou un marché local du travail, est exposé. L’enjeu n’est pas le développement de simples observatoires. Il s’agit en premier lieu de réunir des acteurs et de les impliquer dans un réseau relationnel en mesure de déployer rapidement, au fil de leur compréhension de la situation, des ressources et outils qu’ils ont élaborés en commun. C’est ainsi l’existence d’acteurs collectifs prêts à intervenir rapidement qui est nécessaire pour faire face au changement lorsqu’il survient.
35Le rôle de la fonction est d’orienter le comportement des entreprises et des acteurs vers l’adaptation des processus de restructurations justifiées à l’évitement de leurs effets négatifs sur le marché du travail (lequel inclut, dans nombre de pays, une recherche d’évitement des suppressions d’emplois) et au développement local.
36Les entreprises socialement responsables gèrent leurs processus de restructuration avec le souci de limiter leurs effets négatifs et les études de cas montrent que de tels comportements existent(ILO, 2010b:20 ets.; CEDEFOP, 2010:89 ets.). Mais c’est loin d’être la règle même parmi les grandes entreprises et, là encore, lesPME ne disposent pas des ressources internes pour y faire face. Dans tous les cas, les arrangements, dispositifs, mécanismes et outils qui permettent de traiter les restructurations au niveau de l’entreprise dépendent de l’existence de principes d’action (justification de la décision auprès des parties prenantes, possibilité pour elles de proposer des alternatives et de participer à la conception des dispositions destinées à en limiter les effets négatifs) et de temps pour les mettre en œuvre lorsqu’une restructuration ou une crise se profile. Ils sont apportés par la réglementation (au niveau national et européen), les pouvoirs publics (aux niveaux national, régional ou local) et les partenaires sociaux. Partout, il s’agit de la conjonction de directives européennes, de lois et de dispositions et accords aux niveaux des entreprises, des branches et des territoires. Sur le terrain, l’efficacité globale dépend de ce que les acteurs sont, ou non, en relation les uns avec les autres lorsque la restructuration survient et particulièrement de la qualité des interactions des principaux: entreprises, services de l’emploi (qui sont légalement avertis par avance), autorités locales ou tout autre acteur territorial significatif, et partenaires sociaux.
37Le rôle de cette fonction est de maintenir et de développer l’employabilité et les facultés d’adaptation à des changements non routiniers des entreprises et des travailleurs en emploi.
38La permanence du changement entraîne une érosion régulière de l’employabilité au fil du temps et un changement soudain peut alors créer des difficultés insurmontables. Se prémunir contre cette éventualité est particulièrement difficile. Dans la plupart des pays européens, les fonds destinés à la formation professionnelle ont pour vocation de former «au sein du secteur», souvent dans la même entreprise. Par ailleurs, de nombreux dispositifs et mécanismes sont conçus pour accompagner les transitions en cas de restructuration et pour restaurer l’employabilité de travailleurs licenciés ou proches de l’être. Mais, entre l’adaptation aux postes ou aux évolutions sectorielles et la restauration de l’employabilité après la perte d’emploi, il y a un espace qui n’est que très peu exploré: le maintien et le développement d’une employabilité permettant non seulement «de s’inscrire activement dans les évolutions au sein du secteur» mais aussi dans «des mobilités vers d’autres secteurs»(Haahr, 2006:68). Parallèlement au développement de la formation et à l’encouragement à la mobilité intersectorielle, les politiques de maintien de la santé figurent comme une composante importante de l’employabilité des travailleurs. Il s’agit principalement de leur dimension préventive, très inégalement développée selon les pays et les secteurs, au-delà des missions traditionnelles d’hygiène et de sécurité. Ces activités ne sont pas seulement médicales et ont à se combiner avec l’aménagement des horaires et des postes et conditions de travail, de manière à anticiper les évolutions de carrière et éviter l’apparition de situations d’échec et les relégations au sein même de l’emploi. Plusieurs exemples de pratiques européennes sont présentés dans Haahr(2006:68 ets.), GHK(2009:33 ets.; 39 ets.), Bruggeman, deLavergne(2010:102 ets.) et ILO(2010b:31 ets.).
39Le rôle de cette fonction est de sécuriser les transitions des travailleurs affectés par une restructuration et d’en faire une opportunité de montée en compétences et en qualification de la main-d’œuvre.
40Transition est un terme très polysémique qui renvoie à différents types de trajectoires: du système éducatif ou de formation à l’emploi et inversem*nt, de l’emploi à la retraite, de l’emploi au chômage et inversem*nt, de l’emploi à un choix personnel de vie (famille, loisirs…) et inversem*nt (Schmid, Gazier, 2002). Un individu donné peut choisir, ou se voir imposer, l’une de ces trajectoires dans des circonstances très variées, les restructurations n’étant que l’une d’entre elles, dont traite cette fonction.
41Cette fonction relève de dispositifs, mécanismes, arrangements et outils mis en place depuis longtemps, notamment: les fondations autrichiennes et suédoises pour la sécurité de l’emploi, les cellules de reconversion wallonnes, les «sociétés de transfert» allemandes, les centres de mobilité néerlandais, les services de réponse rapide britanniques… Outre leur fonctionnement propre, sur lequel plusieurs études européennes capitalisent(Voss etal., 2009:14 ets; CEDEFOP, 2010, et une comparaison réalisée dans une autre partie du projet «Resp in Rest»: Bruggeman etal., 2012), deux enjeux majeurs marquent cette fonction. Avec l’évolution des marchés du travail en Europe, de nouveaux statuts ont vu le jour ou se sont répandus, suscitant des situations qui ne sont pas traitées de façon satisfaisante, tout particulièrement pour les travailleurs précaires. Quelques expérimentations ont ouvert l’accès de dispositifs existants à ces travailleurs (comme les unités de reconversion wallonnes), mais ce ne sont que les prémices d’un processus dont l’enjeu est d’offrir des perspectives d’emploi de qualité à tous les travailleurs affectés par une restructuration et pas seulement à ceux qui disposaient d’un emploi stable dans une grande ou moyenne entreprise. LesPME, tout particulièrement en-dessous d’une certaine dimension, ne sont pas en mesure d’organiser les transitions sans l’aide d’organismes extérieurs (qu’il s’agisse d’organismes publics, d’organismes paritaires mis en place par voie d’accords, comme les fondations pour l’emploi suédoises, ou d’autres types d’organismes) et il n’est pas rare que les salariés concernés ne bénéficient pas de dispositifs d’organisation des transitions professionnelles. Sur le plan de la santé, on a vu que la perte d’emploi dans le cadre d’une restructuration était fréquemment l’occasion d’apparition de difficultés nouvelles ou du retour d’anciennes difficultés partiellement surmontées, par exemple des tendances dépressives ou addictives. C’est dès l’annonce de la restructuration que des services de diagnostic et d’accompagnement médical doivent être mis en place et figurer au sein des «bouquets» de services offerts aux salariés concernés.
42Le rôle de cette fonction est de soutenir et développer la capacité d’adaptation du tissu économique local à des changements non routiniers et de fournir des emplois aux marchés locaux de l’emploi.
43L’image d’un changement permanent conduit à une représentation du tissu économique comme un flux continu: d’un côté, on trouve les activités émergentes, celles qui requièrent des compétences nouvelles (hautement qualifiées ou non) et créent de nouveaux emplois. De l’autre, on trouve les activités qui luttent contre le déclin. Le centre est constitué de secteurs et d’activités plus ou moins matures où les marchés et la productivité s’accroissent à un rythme plus ou moins soutenu. Parallèlement, «globalisation ne signifie pas hom*ogénéisation de l’espace mondial, mais au contraire, différenciation et spécialisation». Du même coup, «le territoire est devenu un acteur économique» (Benko, 2002) conduisant ses représentants à s’intéresser à, et à intervenir sur, le développement économique. Deux points doivent être rappelés ici:
- comme le signale Laurent Davezies(2008), au niveau local, les moteurs du développement ne se résument pas à l’économie concurrentielle, qui ne peut être l’unique objet d’attention des responsables concernés;
- les moyens de production et les compétences disponibles des marchés locaux, et quelquefois régionaux, du travail sont marqués par les activités qui les structurent. C’est ce qui rend nécessaire d’entreprendre «la diversification des zones de mono-activités»(Haahr, etal., 2006:10), le déploiement de «stratégies d’emploi locales»(GHK, 2009:53), la mise en place «des clusters d’entreprises afin de promouvoir l’échange d’informations, la mutualisation et la collaboration au niveaux local, régional, national ou sectoriel»(GHK, 2009:5), le développement de «pactes territoriaux pour l’emploi»(ILO, 2010b:30).
44Le rôle de cette fonction est d’aider les marchés locaux du travail et les territoires touchés par des restructurations à mettre en œuvre des projets de reconversion tournés vers l’innovation et l’émergence de nouvelles activités aptes à offrir de nouveaux emplois à la population locale.
45Cette fonction entretient avec la précédente le même type de relation que l’organisation des transitions entretient avec le développement de l’employabilité des travailleurs. Là réside l’une des difficultés de sa mise en œuvre, la volonté de recréer rapidement des emplois pouvant conduire à des actions peu efficaces au regard des besoins d’un développement à long terme. De façon plus générale, dans la mesure où le risque de restructuration est permanent, les autorités nationales, mais aussi régionales et locales, ont à le gérer. Des restructurations sont plus probables dans des activités en déclin mais peuvent aussi survenir, suite à une innovation de rupture ou d’autres événements, dans d’autres activités, ce qui fut le cas en2001 avec l’éclatement de la bulle internet (Bergström, Diedrich, 2006). Dans ce cas, la rapidité de réaction du territoire est importante. Au-delà de la réaction à un choc imprévisible, ce qui est en jeu, c’est le développement d’une capacité locale – le plus souvent appuyée sur une solidarité financière nationale ou européenne – à traiter les problèmes que rencontre un espace donné confronté aux impacts négatifs d’une ou plusieurs restructuration(s), pour éviter qu’elles ne se trouvent plongées dans «un maelström de déqualification et de déclin». Plusieurs exemples sont donnés dans le rapport du BIT(ILO, 2010a:32 ets.).
46Le changement peut donc être prévisible et progressif ou soudain et inattendu. Face à cette réalité, l’anticipation consiste à se doter par avance des mécanismes et modes opératoires qui seront mobilisés en fonction des besoins et des circonstances. La prévision est moins importante que la capacité d’adaptation. L’approche proposée ici présente une double cohérence:
- chaque fonctionnalité est dédoublée en fonctions qui sont articulées entre elles, cette articulation constituant à la fois une difficulté à résoudre et l’enjeu de la bonne marche de la fonctionnalité. Le dialogue entre les acteurs (de l’entreprise ou du territoire) sur les restructurations prend pleinement son sens lorsqu’il s’inscrit en continuité avec un dialogue permanent sur le changement; l’employabilité est d’autant plus aisée à restaurer en cas de perte d’emploi que l’acquisition et la formalisation des compétences auront été auparavant favorisées; les capacités locales de redéploiement après restructuration dépendent de l’attention portée, avant, aux moteurs du développement;
- les trois fonctionnalités sont en appui réciproque. Au-delà de l’individu, l’employabilité est une construction collective qui suppose l’organisation d’une continuité collectivement négociée. Les transitions sont possibles – à l’échelle d’une population – si des positions (des emplois) sont accessibles. Enfin, le dialogue multi-acteurs rétroagit sur la capacité des acteurs à percevoir, connaître et organiser les opportunités de développement et d’emploi.
47A l’échelle européenne, la démarche proposée vise à indiquer les grandes lignes d’action possibles et à faciliter la traduction d’un pays vers un autre de dispositifs et mécanismes existants dans un pays et jugés attractifs dans un autre. Mais elle peut aussi, à l’échelle nationale ou locale, servir au diagnostic des dispositions existantes et à l’évaluation de leur pertinence au regard des finalités de la fonction considérée. C’est cet usage qui est proposé ici à partir de la façon dont la fonctionnalité «Développer l’employabilité» est organisée en France. Cette section illustrative n’a d’autre ambition que de reprendre et réorganiser des éléments et des analyses bien connus au travers d’un recensem*nt des éléments constitutifs de la fonctionnalité(III.1) et d’une évaluation de son fonctionnement au regard des restructurations d’entreprises(III.2), avant de présenter quelques expériences européennes qui pourraient être utiles à son enrichissem*nt(III.3).
48Un premier travail consiste à recenser les règles, dispositifs et opérateurs contribuant à l’organisation de la fonctionnalité au travers de ses deux fonctions («développer l’employabilité des travailleurs» et «organiser pour tous des transitions équitables et sûres en cas de restructuration»).
49De nombreuses dispositions prévues dans le système français peuvent être rapprochées d’un objectif de maintien et de développement de l’employabilité tout au long de la vie professionnelle. Certaines s’adressent aux travailleurs en emploi, au fil de leur carrière professionnelle, d’autres sont mobilisées en situation, en cas de rupture de la trajectoire d’emploi. En première approche, les principales d’entre elles peuvent être rassemblées de la façon suivante (tableau2).
Tableau 2
F1: Développer l’employabilité des travailleurs en emploiF2: Organiser pour tous des transitions équitables et sûres en cas de restructurationRèglesObligation de participer au financement de la formation professionnelle, par le biais d’une contribution dont le taux varie selon la taille de l’entreprise (de 0,55% à 1,6%, à partir de 20salariés, de la masse salariale annuelle).Obligation d’assurer l’adaptation des salariés à leur poste de travail, notamment par la formation, et de veiller au maintien de leur capacité à occuper un emploi, au regard notamment de l’évolution des emplois, des technologies et des organisations.Obligations de négociation (triennale, en particulier sur laGPEC, annuelle sur l’emploi des seniors, sur l’égalité professionnelle, sur l’emploi des personnes handicapées, etc.).Obligation d’information et de consultation des représentants du personnel sur les orientations de la formation professionnelle dans l’entreprise.Obligation de mettre en œuvre tous les moyens dont dispose l’entreprise pour favoriser le reclassem*nt interne, le cas échéant à l’échelle du groupe auquel elle appartient.Obligation de concevoir et mettre en œuvre un plan de sauvegarde de l’emploi(PSE) au-delà d’un double seuil (plus de 10licenciements dans une entreprise de plus de 50salariés).DispositifsPlan de formation CIF DIF VAE Bilan de compétences Contrat et période de professionnalisation Accord GPEC Dispositifs deGPECT PRDFP EDEC/ADECContrat de sécurisation professionnelleCongé de reclassem*ntConventions duFNECellule de reclassem*nt intégrée auPSEOpérateursOPCA Greta Afpa Universités Cnam CCI/Chambres des métiers Organismes privésPôle emploiDireccteOpérateurs privés
50Ce tableau n’est pas exhaustif (des dispositifs manquent, des règles et opérateurs pourraient certainement être ajoutés), mais il permet de souligner la multiplicité et la variété des acteurs et dispositifs en jeu.
51L’évaluation de la fonctionnalité employabilité s’opère suivant une série de critères, qui concernent à la fois son évaluation stricto sensu et la cohérence des dispositifs mis en œuvre.
52On peut proposer deux séries de critères simples d’évaluation de cette fonctionnalité:
- des critères d’appréciation directe des règles et dispositifs:
- un critère de couverture des publics concernés: dans quelle proportion les individus touchés par une situation de perte d’emploi pour raisons économiques (pas seulement par un licenciement économique) sont-ils éligibles au dispositif censé traiter leur situation?
- un critère d’accessibilité pour ces publics: dans quelle proportion les individus éligibles au bénéfice des dispositifs, mécanismes, outils y ont-ils effectivement accès?
- un critère de performance: dans quelle mesure le dispositif, mécanisme, outil est-il efficace et, subsidiairement, efficient, au regard du traitement de la situation des individus et des entreprises qui en bénéficient?
- des critères de cohérence des dispositifs déployés:
- un critère de coordination des acteurs, interne à chaque fonction: dans quelle mesure les acteurs impliqués contribuent-ils au déploiement concerté de la fonction?
- un critère d’articulation des fonctions et de coordination des acteurs entre fonctions: dans quelle mesure un rapport plus ou moins étroit est-il organisé entre actions permanentes(F1) et actions en situation de restructuration(F2)?
53Il n’est pas question ici d’entrer dans le détail des modalités et moyens déployés autour de chaque règle, dispositif ou opérateur pour assurer cette fonctionnalité en France, mais simplement d’utiliser les fonctions comme base d’évaluation de leur pertinence en reprenant ou en réorganisant des éléments et des analyses disponibles.
54Au regard du critère de couverture, les dispositions permanentes, tant dans leurs dimensions légales que dans celles qui concernent des dispositifs existants, couvrent potentiellement l’ensemble des travailleurs en emploi, quelle que soit en particulier la nature de leur contrat de travail, jusques et y compris une diversité de populations spécifiques. En revanche, au regard du critère d’accessibilité, les principales lacunes des dispositions permanentes sont connues. Les salariés enCDD et sous contrat d’intérim ont peu accès aux dispositifs disponibles (Perez, 2009), de même que, de façon générale, les salariés les moins qualifiés (Bonaïti etal., 2006).
55En termes de couverture, seuls les salariés détenteur d’unCDI dont la rupture du contrat de travail est assimilée à un licenciement pour motif économique sont éligibles aux dispositifs d’accompagnement des transitions professionnelles. Jusqu’en2006, la qualité de l’accompagnement était, en gros, strictement proportionnelle à la taille de l’entreprise: aux salariés des grandes entreprises (plus de 1000) étaient réservées les meilleures garanties (cellule de reclassem*nt incluse dans desPSE et congé de reclassem*nt). Les salariés appartenant à des entreprises de taille moindre (de50 à 1000) bénéficiaient dePSE et de cellules de reclassem*nt, sans congé de reclassem*nt, les autres d’un accompagnement renforcé de 6mois maximum via les conventions de conversion, puis du plan d’aide au retour à l’emploi(PARE)(Tuchszirer, 2005), opérés par l’ANPE (devenue Pôle emploi). La convention de reclassem*nt personnalisée(CRP) et le contrat de transition professionnelle(CTP) ont initié une dynamique visant à développer l’accompagnement des transitions professionnelles, plus particulièrement celui des salariés desPME. Ces deux dispositifs ont été réunis en2011 par la création du contrat de sécurisation professionnelle(CSP). Sous réserve de son bon fonctionnement, ce dispositif devrait élargir le nombre des bénéficiaires et améliorer la qualité de l’accompagnement des transitions professionnelles. Les salariés sous contrats précaires, ceux qui, par la nature même de leurs contrats de travail, ne subissent pas des licenciements mais des pertes d’emploi pour motif économique, ne se voient pas offrir d’assistance particulière dans l’accompagnement de leurs transitions professionnelles. Les expérimentations en cours visant à permettre, dans des bassins d’emplois définis, à des travailleurs temporaires d’accéder, sans bénéfice du taux d’indemnisation bonifié, au contrat de sécurisation professionnelle nouvellement créé, indiquent que les responsables du dispositif français viennent juste de prendre conscience de l’existence du problème. La principale difficulté réside, pour lesCDD, dans la durée de leur présence contractuelle en emploi, pour les intérimaires, dans la difficulté à les inscrire dans une trajectoire de montée en compétences adaptée.
56Dès lors que les travailleurs sont éligibles à un dispositif déployé en situation de restructuration, l’accessibilité des dispositifs proposés semble globalement assurée, même si l’estimation des taux d’adhésion reste difficile à établir.
57Au regard du critère de performance, les situations apparaissent d’autant plus incertaines que les outils d’évaluation sont dispersés et parcellaires. Quelques travaux pionniers éclairent cependant le sujet. LesPSE accompagnent les salariés sans garantie de retour vers l’emploi stable (Bobbio, 2006). Les études de cas montrent que les résultats des cellules de reclassem*nt ne sont pas évalués dans le temps, que les commissions de suivi sont faiblement décisionnaires et que l’articulation avec Pôle emploi est déficiente (Beaujolin-Bellet, Bobbio, 2010). LeCTP et, dans une moindre mesure, laCRP, ont facilité l’accès à la formation des salariés (Bobbio, Gratadour, 2009a). Ils ont obtenu aussi, en termes de reclassem*nt, de meilleurs résultats que le dispositif de droit commun (Bobbio, Gratadour, 2009b). Deux effets bénéfiques sur l’organisation des transitions semblent donc à mettre à leur crédit, même si l’existence d’un effet de modification de la file d’attente n’est pas à exclure dans des circonstances où les bénéficiaires de ces dispositifs restent minoritaires parmi les salariés subissant une perte d’emploi. Pour les autres dispositifs, et notamment le congé de reclassem*nt, nul n’en connaît le nombre de bénéficiaires et moins encore leur trajectoire ultérieure.
58Concernant les critères de cohérence, la coordination des acteurs et l’articulation des dispositions permanentes avec celles prévues en situation de restructuration semblent de qualité très moyenne (tableau3). Ainsi, les plans de formation sont formellement disponibles dans la plupart des entreprises. Il existe cependant un large consensus pour admettre qu’ils restent essentiellement marqués par des actions d’adaptation au poste de travail, la logique de l’employabilité n’étant encore que très faiblement intégrée dans les pratiques usuelles des entreprises. La coordination des acteurs en situation de restructuration est par ailleurs faible (Bruggeman etal., 2005). Il s’agit d’un défaut historique de l’approche française que l’ANI de1969 et son avenant de1974, l’ANI de1986 et la loi de1989, puis la loi de2005 ont essayé, sans succès avéré, de régler. En promouvant la négociation et les accords de gestion prévisionnelle des emplois et des compétences(GPEC), la loi de2005 tente d’orienter le dialogue social, dans l’entreprise, vers la discussion de la stratégie suivie (et donc le futur) et de l’articuler à l’employabilité («mise en place d’un dispositif de gestion prévisionnelle des emplois et des compétences (…) (et) les mesures d’accompagnement susceptibles de lui être associées, en particulier en matière de formation, de validation des acquis de l’expérience, de bilan de compétences (…)» art.L.2242-15). La faiblesse relative du nombre d’accords (à mi-2008, dernière estimation disponible, 4500entreprises et 1,5million de salariés étaient couverts sur un potentiel de 43000entreprises et 9millions de salariés – DGEFP, 2008) et la qualité incertaine d’un certain nombre d’entre eux disent les difficultés à surmonter. La coordination des acteurs locaux en situation de restructuration est donc toujours faible aujourd’hui. Pourtant, on peut penser que l’intervention territoriale pourrait améliorer, avec les deux autres fonctionnalités, l’imbrication vertueuse deF1 etF2.
Tableau 3
CouvertureAccessibilitéArticulation interneArticulation F1 – F2F1Complète en principeProblèmes massifs car cadre bismarckien (Gazier, Petit, 2007) protégeant peu ou pas les travailleurs non stabilisés en «marchés internes», à la correction près, opérée par les politiques publiques de formation des chômeurs peu qualifiésL’employabilité n’est pas intégrée dans les pratiques usuelles des entreprises, malgré les «bonnes pratiques» auxquelles certains accords de GPEC donnent lieu; Faiblesse de la GPEC(T)Plans de formation formellement disponibles, mais dominés par l’adaptation au poste de travail; peu de mobilité inter-entreprises Actions compensatoires «à chaud» puis abandon si les difficultés persistentF2Très restreinte et graduée selon la taille de l’entreprise; Amélioration pour lesPME avec CTP/CRP devenus CSPPas de problème majeur (dans le cadre restreint)Coordination des acteurs faible et peu opérationnelle
59On rejoindrait alors les nombreuses propositions qui visent, dans le cas français, à renforcer l’implication d’acteurs locaux capables de mobiliser dialogue social, prévision, choix régionaux de spécialisation productive et outils d’aménagement des carrières.
60Cette revue rapide des principales dispositions qui régissent le développement de l’employabilité en France, devenue, selon l’analyse proposée, une dimension centrale des politiques d’emploi, attire immédiatement l’attention sur les lacunes qu’il conviendrait de chercher à combler. La notion d’équivalent fonctionnel peut alors être mobilisée pour essayer d’y parvenir.
61Ainsi, pour ne prendre que quelques exemples, au plan des dispositions permanentes, les lacunes concernent d’abord l’accessibilité des dispositifs existants pour les salariés sous contrat précaire. A cet égard, l’exemple suédois peut fournir une source d’inspiration concernant l’intérim. En Suède, les travailleurs intérimaires ont le même type de contrat de travail que les salariés d’autres secteurs. En pratique, les employeurs du secteur de l’intérim recourent habituellement au contrat à durée déterminée durant les six premiers mois, après quoi le travailleur intérimaire peut obtenir un contrat à durée indéterminée (Håkansson etal., 2009). Un tel dispositif est sans doute de nature à inciter à une gestion dynamique des inter-contrats et à un développement des compétences afin d’assurer un taux d’occupation élevé.
62Elles concernent ensuite l’accessibilité de ces dispositifs pour les travailleurs les moins qualifiés. L’exemple britannique des Learning Representatives pourrait ici être mobilisé (encadré4).
Mis en place en2003 par l’«Employment Act», les délégués syndicaux à la formation professionnelle (Union Learning Representatives – ULR) ont pour rôle de promouvoir et de soutenir la formation et l’éducation dans et en dehors du lieu de travail, particulièrement en direction des salariés peu qualifiés et n’ayant pas (complètement) acquis les compétences de base. Dans ce dispositif, ce sont des délégués syndicaux à la formation qui ont pour mission d’entrer en contact avec les travailleurs les moins qualifiés, de contribuer à la conception de formations adaptées et de négocier les conditions de l’entrée en formation avec l’employeur [1]. LesULR constituent ainsi un troisième type de délégué syndical, créé après le délégué syndical (Union representative ou «Rep») et le délégué à la Santé et la Sécurité (Health and Safety Rep). La loi de2003 leur a donné les mêmes protections juridiques que les autres délégués syndicaux (protection contre le licenciement, temps de délégation pris sur le temps de travail…) et dispose qu’ils se doivent de promouvoir la formation au travail, analyser les besoins de formation des salariés, les soutenir par la formation, se former pour accomplir ces obligations. Ils sont aussi en charge des négociations avec les directions d’entreprise sur le champ de la formation. Un fonds de 7millions de livres par an a été institué par le gouvernement britannique pour améliorer la capacité des syndicats à recruter et former desULRs. Deux activités caractérisent lesULR: un travail de «réseautage» à l’échelle locale pour trouver des sources de financement auxquelles ils pourraient, avec les établissem*nts locaux de formation et les employeurs, faire appel et un travail de négociation avec les employeurs et fournisseurs locaux de formation pour établir des centres sur les lieux de travail (souvent des salles dotées d’ordinateurs et d’accès à des formations en ligne). A la fin de l’année2009, on recensait environ 22000ULRs, 220000salariés soutenus dans leur effort de formation et 22centres de formation ouverts (Tarren, 2010).
63Au plan des dispositions prévues en situation de restructuration, les principales lacunes relèvent d’emblée du critère de couverture. La majeure partie des emplois affectés par les restructurations n’est pas couverte: contrats ou missions temporaires, ruptures de contrats de travail empruntant d’autres voies que le licenciement pour motif économique, travailleurs des sociétés dont l’effectif n’excède pas 50salariés ou licenciés en petit nombre (moins de10)… Peut-être faut-il ici se tourner vers la Suède ou l’Autriche qui ont mis en place des dispositifs permanents d’accompagnement territorialisé, des fondations pour l’emploi qui interviennent précocement dans le processus de restructuration (Borghouts vandePas, 2012). Rappelons cependant que le temps nécessaire à un dispositif pour véritablement s’ancrer dans les pratiques est nécessairement long, ce qu’indiquent le lent développement des Job Security Foundations suédoises, depuis1973-1974, et celui, relativement plus rapide mais tout de même étalé sur 20ans, des fondations de travail autrichiennes, depuis1987 (Borghouts vandePas, 2012, op. cit.).
64Les «conseils pour la sécurité de l’emploi» (Bergstrom, Diedrich, 2006) ou «organisations pour la sécurité de l’emploi» (Tengblad, 2010) couvrent en2006 un peu plus de la moitié de la population active suédoise et de récents accords élargissent cette base. Il s’agit d’organisations dédiées à l’accompagnement des entreprises en restructuration. Elles résultent de négociations de branches au sens large de ce terme: les trois principales organisations couvrent respectivement, en2006, 950000salariés «cols bleu du secteur privé»(TSL), 700000salariés «cols blancs du secteur privé»(TRR) et 245000salariés «cols blancs du secteur public» (en Suède, relativement peu de salariés du secteur public ont un statut de fonctionnaire). L’accord met en place une collecte de fonds (0,3% de la masse salariale pourTRR) à laquelle contribuent toutes les entreprises de la branche. Ces fonds sont attribués à une fondation (d’où le nom parfois donné au dispositif) gérée paritairement par les signataires et qui emploie des conseillers et consultants en charge du conseil opérationnel aux entreprises (directions et syndicats) pour l’organisation du processus de restructuration et l’accompagnement des salariés, avant et après leur licenciement. Fonctionnellement, ces organisations sont articulées au service public de l’emploi, qui verse les allocations chômage, à la loi sur la codétermination (Medbestämmandelagen, MBL), qui oblige les employeurs liés par des conventions collectives à consulter les syndicats sur les relations professionnelles et les changements importants d’organisation, ainsi qu’à la loi sur la protection de l’emploi (Lagen om anställningsskydd, LAS), qui fixe les «fondamentaux» de la réglementation du marché du travail (l’emploi à durée indéterminée est la norme en matière de travail, les licenciements doivent être fondés sur une cause juste, l’employeur doit chercher à les éviter…). L’une des particularités de cette loi est de fixer un critère d’ordre des licenciements (dernier entré premier sorti) auquel il n’est possible de déroger que si un accord est trouvé.
65La première fondation autrichienne est fondée en1987 par le sidérurgiste Voest Alpine et 11autres sociétés dans le contexte d’une forte restructuration qui touche alors le secteur de la sidérurgie; 22sociétés sont adhérentes en1988 et, notamment du fait des restructurations et de la fragmentation de la chaîne de valeur, leur nombre atteint58 en1998, certaines cessant par la suite d’exister (Winter-Ebmer, 2001). Elle est d’emblée conçue comme un instrument pérenne, cofinancé par les sociétés fondatrices, les salariés continuant à travailler en leur sein, les participants (les salariés licenciés) et les pouvoirs publics locaux. Trois membres des directions des firmes adhérentes et trois membres de leurs comités d’entreprise dirigent la fondation. Cette «expérimentation» fait «tache d’huile» et, dès1993, quatre types de fondations existent: les fondations d’entreprise, créées par une entreprise et son comité d’entreprise, les fondations sectorielles, les fondations régionales et les fondations dédiées aux sociétés en faillite (Borghouts vandePas, 2012, op. cit.). L’objectif des fondations est d’aider à la réorientation des salariés licenciés, à l’amélioration de leur qualification et à leur réintégration dans le marché du travail. Outre la collaboration des diverses parties prenantes, la caractéristique des fondations est de mettre l’accent sur la qualification de leurs membres: l’objectif est que deux tiers des entrants choisissent une formation, laquelle peut durer jusqu’à trois ou quatre ans.
66Enfin, au-delà des évaluations quantitatives et qualitatives, c’est la question de la cohérence entre actions permanentes et actions en situation de restructuration qui est posée. Là encore, les éléments d’appréciation font largement défaut, le problème étant rarement abordé sous cet angle. Pour autant, comme nous l’avons souligné, la cohérence du plan de formation élaboré par les entreprises est largement questionnée dans une perspective de développement de l’employabilité. Ce constat n’est pas unique en Europe, et les moyens de l’infléchir rejoignent les débats autour de la stimulation de la mobilité inter-entreprises par la formation continue. Il s’agirait dès lors d’assurer une meilleure coordination entre politiques d’emploi et politiques de formation, au sein même des entreprises.
67Plus largement, des règles et dispositions laissant une plus grande part à la responsabilisation des acteurs, à l’initiative publique locale et au dialogue social, à l’image de certaines pratiques d’Europe du Nord, pourraient inspirer utilement les inflexions à engager en matière de cohérence du système d’anticipation et de gestion des restructurations en France.
68La démarche que nous avons esquissée ouvre un champ qui mériterait de plus amples développements: nous n’en avons fait qu’une amorce d’application au cas français, limitée à une fonctionnalité, les deux autres fonctionnalités et leurs interactions restant par ailleurs à décrire et analyser. Elle propose un cadre et une méthode. En cela, elle est une invitation à la réflexion plus qu’une prescription normative. Par construction, elle ne préjuge en rien de la nature des règles, dispositifs et opérateurs qui devraient être mobilisés pour s’assurer que les fonctions sont remplies et que le marché local du travail se trouve ainsi pourvu des fonctionnalités nécessaires à l’anticipation et à la gestion des restructurations. Les études et rapports qui ont servi d’aliment à notre réflexion relèvent d’ailleurs de sensibilités diverses et leurs auteurs, dans un contexte institutionnel donné, préconiseraient probablement des modalités variées pour les assurer.
69Pour autant, tous prennent acte d’un basculement vers une priorité de développement de l’employabilité comme objectif majeur des politiques d’emploi. Analystes et décideurs en sont encore à explorer les conséquences de ce basculement. L’une d’entre elles revêt à notre sens une importance particulière dans un contexte de restructurations permanentes: le rôle clé joué par le développement local et le pilotage du marché local du travail, qui apparaissent comme des ingrédients indispensables à la gestion et à l’accompagnement des transitions. L’élaboration du processus d’employabilité dépend en premier lieu des opportunités d’emploi et du développement économique, qui dépend à son tour d’une main-d’œuvre disponible, formée et adaptable. Les acteurs locaux doivent donc prendre des dispositions coordonnées des deux côtés: préparer les travailleurs et développer les activités.
70Nous sommes partis d’une ambition très pratique, celle de rendre possible des «traductions» entre initiatives et dispositifs visant à affronter les restructurations. Au bout du compte, la «démarche unifiée» que nous proposons l’est en trois sens différents. Tout d’abord, nous avons entrepris de décomposer puis d’intégrer diverses fonctions et fonctionnalités, passant de la recension séparée aux conditions d’un fonctionnement de concert. Ensuite, nous avons certes insisté sur la diversité des arrangements possibles, ainsi que sur le rôle irremplaçable des initiatives des acteurs et de leur appropriation. Mais nous avons montré du même coup la nécessité urgente de prendre en compte tous les groupes de travailleurs concernés, notamment les intérimaires et les titulaires de contrats courts, ceci précisément afin de les constituer en collectifs capables d’agir. Enfin, l’approfondissem*nt de la fonctionnalité «impliquer les acteurs pertinents dans la gestion du changement» a permis de mettre en évidence la nécessaire connexion des actions préventives et curatives, protestataires et gestionnaires: en reprenant les termes d’Albert Hirschman(1970), il s’agit de rechercher et de construire la complémentarité entre «voice» et «exit», et non leur opposition. C’est parce qu’un collectif de travailleurs est compétent, bien informé et appuyé par une série de dispositifs et de recours qu’il peut efficacement anticiper, examiner et mettre en cause la légitimité d’une décision de restructuration et/ou certaines de ses modalités, tout autant qu’attirer des projets alternatifs ou des repreneurs et obtenir de bonnes garanties de reclassem*nt.
71Deux limites peuvent être évoquées pour finir. Nous avons mentionné au début de cet article que les restructurations prennent place dans un contexte macroéconomique et institutionnel qui en contraint largement l’incidence et les modalités. Il est nécessaire d’aller plus loin dans le cadre de la crise commencée en2007. Celle-ci est en effet une crise de la dette et de la croissance, mais aussi une crise du régime de développement économique et social au cœur de laquelle la dimension de l’environnement passe progressivement au premier plan. En définitive, c’est une banalité de reconnaître que les emplois durables ne pourront, à très brève échéance, être fondés que sur un développement durable tant sur le plan social qu’environnemental, mais les pays occidentaux ne semblent en avoir saisi encore ni les conséquences ni le calendrier. Les trois fonctionnalités que nous avons construites ne pourront pas prendre leur sens hors des réorientations drastiques qu’induit la prise en charge de l’environnement – ce qui constitue un enjeu supplémentaire d’intégration, plus difficile encore.
72La seconde limite tient aux sources mobilisées et à la méthodologie adoptée. Les 16rapports, dans leur projet descriptif et normatif, leurs convergences, leurs angles morts, et leur anglais international, relèveraient sans doute d’une analyse critique en termes de sociologie des élites que nous n’avons pas menée. Prenant au sérieux leurs apports et cherchant à les consolider, notre «fonctionnalisme modéré», même ouvert sur les initiatives et les appropriations des acteurs, est un choix de théorisation intermédiaire, mettant l’accent plus sur les défis de la coordination que sur les rapports de domination, sans toutefois oblitérer ceux-ci, comme en témoigne l’articulation avec les théorisations en termes d’«empowerment». Il ne constitue, de toute évidence, qu’une étape dans la réflexion sur les politiques publiques et les processus de socialisation du marché du travail et des carrières.
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